LE CINEMA N'EST PAS LE MONDE / CINEMA IS NOT THE WORLD, Ben Russell (2009)
Texte initialement publié dans Affirmar La Realidad (Mexico : Simposio Injerto/Ambulante, 2009). Traduction de l’anglais vers le français avec l'autorisation de l'auteur.
Bien que tout ce que je vais écrire ici n’est pas spécialement original[1], ce qui suit sont 3,895 caractères qui peuvent être soigneusement résumés par le titre de cet essai : LE CINEMA N’EST PAS LE MONDE. Une telle formulation est évidente (bien sûr), mais cette déclaration mérite qu'on y revienne car, malgré son irréfutabilité, c'est une notion que l'on oublie facilement et assez volontairement.
Dans son essai intitulé « An Aesthetic of Astonishment : Early Film and the (in)Credulous Spectator », l'historien du cinéma Tom Gunning démonte un peu tristement le mythe de la première projection de L'Arrivée d'un train à La Ciotat des Lumières - un mythe selon lequel les Spectateurs parisiens du Cinéma des Premiers Temps de 1895 auraient crié, hurlé et fui le cinéma avec effroi lorsque la film-locomotive s'est approchée de leur moi-non-film, alors qu'ils ont mépris le train bidimensionnel en noir et blanc pour une véritable machine (toute faite de métal, de raffut et de lueurs diurnes). Gunning se demande, entre autres, comment un tel événement a pu se produire - comment des spectateurs qui avaient fait connaissance avec les images pendant un bon demi-siècle par le biais de Lanternes Magiques, de Photographies et autres, ont pu confondre l'Image silencieuse, à manivelle, granuleuse, plate et monochromatique avec l'Objet auquel elle se référait. Le démantèlement de ce mythe est un grand soupir, car nous voulons encore y croire - nous voulons exister dans un monde où la représentation de la chose est aussi la chose, où la possibilité de comprendre le Quotidien tel qu'il est (et tel que nous sommes en lui) est multipliée par l'acte d'enregistrement-présentation, pour toujours.
C'est ainsi : le Cinéma est un dieu inférieur, une approximation appauvrie, une lune mineure dans l'ombre de la Terre autour de laquelle il gravite. Du moins, il constitue cet ensemble maladroit de métaphores tant qu'on lui demande d'être moins que ce qu'il est. Lorsqu’il est vu comme une image carrée de 16 mm avec un son optique mono, un cadre rectangulaire de film de 35 mm avec un son Dolby immersif, ou un dessin animé IMAX en 3D dont les illusions spatiales sont limitées et rompues par des lignes de cadre arbitraires, le Cinéma (comme la Peinture, la Sculpture et l'Aérobic) est à son meilleur lorsque les fausses idoles de l'Attente sont mises au loin. Ce qui reste, c'est la possibilité d'une transformation par le biais d’une nouvelle expérience, et ancrée en celle-ci, la promesse du sublime. Lorsque le Cinéma est libéré du fardeau de la représentation et de la documentation, lorsqu'il est correctement filmé et salué comme une constellation de textures, de surfaces, de mouvements et d'ondes sonores qui renvoient au monde mais constituent aussi un monde en soi, c'est à ce moment-là que la véritable révélation (qu'elle soit monumentale ou minuscule) se manifeste. Prendre l'image du temps pour notre expérience vécue signifie non seulement limiter notre expérience vécue de l'image du temps, mais également de la vie elle-même.
Black and White Trypps Number Three, Ben Russell (2007)
À titre d'illustration, je vous renvoie à BLACK AND WHITE TRYPPS NUMBER THREE, un film 35 mm de 12 minutes d'un public filmé lors d'une représentation du groupe de musique noise Lightning Bolt, un film qui se rapproche d'abord de l'événement par son boucan, la sueur réfléchie et le passage du temps réel, mais qui, à la fin, n'est décidément pas l'événement dépeint. Il s'agit de Quelque Chose d'Autre, entièrement.
Récapitulons : Le Son avant l'image. Des éclairs de lumière. Un seul faisceau éclaire un homme masqué qui tape sur une ardoise. Une déclaration selon laquelle un film est en train d'être tourné, que « si vous ne voulez pas être dedans, vous devriez vous retourner ou vous abaisser ». Batterie et guitare basse. « C'est pour MTV-15. Je plaisante. » Le public (vous) regarde le public (eux) qui regarde le groupe. Corps et mouvements. Brièvement - un homme avec du sang sur le front. Un regard inquiet, sans rapport. Applaudissements.
À un moment donné après le dernier mot (« Applaudissements »), il y a un changement, une récession dans la position du spectateur (la vôtre, la leur) et une confusion naissante quant à l'endroit où se trouve le sujet et à l'expérience qu'il est en train de vivre[2]. Il s'agit d'un simple tour de passe-passe, d'un tour accompli par la manipulation et du temps et du ton et de l'attente. Ce qui commence comme un enregistrement se termine comme une sensation - le Cinéma devient votre personne physique, vos paumes en sueur et vos pupilles douloureusement dilatées. L'enregistrement a été doublé en expérience et le document a été nié, car ce film aspire à être bien plus que la somme de ses parties. Il ne veut pas être seulement lumière, son et celluloïd, il veut devenir vous.
Comme le souligne Gunning, c'est la(le) sensation(nel) qui a jeté les spectateurs des vues Lumière hors de leurs sièges et dans les allées. Leur cri d'effroi était en fait un cri d'admiration et de perplexité, provoqué non pas par la méconnaissance du Cinéma En Tant Que Monde, mais plutôt par le choc du Cinéma En Tant Que Leur Monde.
Merci à Ben Russell pour son accord. Traduction par Nicolas Pech et Zoé Holt.
[1] A l’image de cette phrase, que j'ai entendue pour la première fois lors d'une conférence de l'artiste/théoricien Gregg Bordowitz.
[2] Bien entendu, cette récession dépend de l'échelle et de la qualité de l'image projetée, du volume et de l'emplacement du son amplifié. Dans ce cas, plus c'est grand = mieux c'est.